Accueil>Séminaire 2015-2016

Yves Vargas,

« Les "Primitifs Flamands" et le capitalisme.
L’art comme cicatrice
 »


Mardi 15 mars 2016
18h00 salle 01


Université Paul Valery Montpellier 3, Site Saint Charles, tram. Albert 1er

 

Je vais parler des "Primitifs Flamands" pour répondre à l’invitation de Luc Vincenti que je remercie.

On appelle "Primitifs Flamands" un style de peinture qui apparaît vers 1430 avec Jan van Eyck, et se termine un siècle plus tard avec Jérôme Bosch. Entre les deux se pressent plusieurs grands maîtres et une foule de petits maîtres ; ce qui témoigne du succès immédiat de ce nouveau style.

Deux remarques.

Sur le fond. Je vais examiner le rapport entre cette peinture et la mentalité de l’époque ; il ne s’agira ni d’histoire de l’art ni de philosophie esthétique.

Sur la forme. Comme les "Primitifs Flamands" ne sont pas très populaires, je vais accompagner mes propos de projections d’images. J’espère que cela ne fera pas trop « désordre ».

Art flamand et art gothique international

Regardons quelques tableaux

Jan van Eyck, La vierge au chancelier Rolin[1] ;

Une Nativité de Robert Campin[2] ;

Deux tableaux de Rogier van der Weyden, le premier est Le songe du Pape Serge[3],   

et le second est Saint Luc peignant la Vierge[4];

de Hans Memling, cette Épiphanie[5] ;

puis une Crucifixion de Gérard David[6] ;

et pour finir ce Saint Jérôme de Jérôme Bosch[7].

De ces tableaux, on ne retient d’abord que le caractère religieux répétitif : la vie et la mort de Jésus, et une cohorte de saints et de saintes, et puis, de tous côtés, des  plantes, des fleurs, des paysages de campagne ou de villes.

On voit mal pourquoi cette peinture a produit un tel choc dans toute l’Europe. Pour le comprendre, voyons à quoi ressemble la peinture en Europe aux siècles précédents, la peinture médiévale appelée « Gothique international ».

Voici donc une Crucifixion de l’école d’Avignon[8];

Un tableau allemand de la même époque, avec l’Archange Michel, la mort et le couronnement de la Vierge[9] :

Un Couronnement de la Vierge de Di Simone[10]  

Le même thème, à Avignon[11] ;

Une Crucifixion de Jean de Beaumetz[12] ;

Le Retable de saint Denis de Bellechose[13] ;

La Reine de Saba de Conrad Witz [14].

Cette visite éclair suffit à saisir en quoi le style flamand fut stupéfiant. Dans la peinture gothique les personnages divins se présentent dans un espace totalement inassignable. Le fond du tableau est fermé par un mur, un drap d’or ; où sont les dieux représentés ? La réponse est : nulle part dans notre espace[15].

Avec Jan van Eyck et ses continuateurs, c’est tout le contraire ; la scène divine s’expose au milieu  des champs, ou devant une ville agité et populeuse. Le divin se trouve parmi les arbres, les hommes, les animaux et les ruelles ; on croirait que les dieux sont tombés sur la terre[16].

N’exagérons pas : une telle chute n’est pas concevable, si les "Primitifs Flamands" avaient jeté Jésus au milieu des champs et au détour des rues, ils n’auraient pas connu le succès que l’on sait, car au XV° siècle le divin est plus que transcendant, il est  transcendantal, il est principe de cohérence de la pensée et de la sensibilité[17] ; qu’il soit déchu est, au sens propre, impensable.

Il nous faut donc comprendre comment on a pu tolérer et apprécier que le ciel semble descendre sur la terre.

***

Examen des images flamandes

Revenons aux images et voyons-y de plus près.

Jan van Eyck, Agneau mystique (détail)

1. Tout d’abord, les images derrière la scène principale, nous montrent un paysage.

On y voit des plantes, des fleurs reproduites avec minutie et exactitude, identifiables par les botanistes.

2. On trouve aussi des villes, de loin, avec des monuments élevés, et de près, avec des ruelles ondulantes, des promeneurs, des maisons particulières.

Rogier van der Weyden, Nativité (détail)

3.

On doit noter que la représentation des sujets minuscules s’attache à donner le maximum de détails contrairement aux miniatures

.

Rogier van der Weyden, Nativité, macro.

4.Les « donateurs », sont présentés avec les mêmes dimensions que les sujets divins. Dans les époques antérieures, ils étaient plutôt représentés comme des nains.

Hans Memling, Saint Christophe, triptyque

Gothique allemand, (détail : donateurs)

De plus ils bénéficient d’un soin pictural de la même qualité que celle accordée aux divinités. Sainte Barbe et la fille aînée de Mme Moreel dans ce tableau de Hans Memling, rivalisent en grâce et en élégance.

Hans Memling, saint Christophe (panneau droit)

5. L’espace s’étend en tous sens. Il recule vers le fond, mais il s’étend aussi à droite et à gauche du tableau. Les objets « continuent » hors du tableau : une épée « sort » du cadre, ou un manteau, etc.

Jan van Eyck, van der Paele

De plus, certains tableaux « sortent » par l’avant par le moyen de miroirs. Jan van Eyck se représente dans le bouclier qui le reflète et qui le place à l’endroit du spectateur.  

Dans L’Agneau mystique

les saphirs de la Vierge

et du Dieu se reflètent les vitraux de la chapelle dans laquelle le polyptyque était exposé :

Jan van Eyck, Agneau… (panneau central + détails couronnes)

Bref, le tableau s’installe dans un espace quasi réel, celui du spectateur.

Pour qualifier cet aspect, on a parlé de « réalisme ». Réalisme naturel, imitation détaillée des choses, et « réalisme » sociologique, miroir complaisant que la riche bourgeoisie se tendait à elle-même,  en élevant les hommes à la hauteur des dieux.

***

Sur le « réalisme » naturel

Voyons d’abord le « réalisme » naturel.

La végétation est l’objet d’une attention méticuleuse, mais parler de « réalisme » serait imprudent, car les végétaux présentés sont des mélanges d’essences connues et de variétés exotiques, orientales, introuvables sous les climats européens. Ces plantes sont copiées des herbiers utilisés par les pharmaciens. La nature peinte n’est pas la nature réelle que les Flamands avaient sous les yeux.

On trouve plutôt un souci d’inventaire, comme si la nature était un fonds de commerce, une propriété des hommes. L’idée que la terre est un simple don de Dieu, a disparu. Cette idée semblait pourtant une évidence, puisqu’il suffit de mettre une graine en terre pour en récolter quatre ou cinq : c’est un cadeau de la bonté divine. Mais l’histoire a démenti à cet optimisme mystique. Les terres grasses de l’Île de France, autour de Paris, sont devenues arides du fait de la guerre de cent ans et de l’abandon de la région par la cour royale, tandis qu’en Flandres, grâce à un travail assidu et des expériences coûteuses, les terres ingrates sont devenues des greniers généreux et nourriciers. La terre n’offre ses bienfaits divins qu’à des conditions humaines, politiques et économiques. Les plantes et les fleurs  expriment ainsi la communion du ciel et de l’activité humaine : une idée et non une réalité brute qui serait recopiée.

***

Sur le « réalisme » social

Voyons le « réalisme » social.

Pour comprendre cette révolution picturale, on a avancé deux sources. D’abord la puissance de la bourgeoisie locale, ensuite la « dévotion moderne ».

La classe marchande

Disons un mot sur cette bourgeoisie flamande.

En 1430, la guerre de cent ans n’est pas finie, l’état de la France et de l’Angleterre est critique, mais les Flandres ont échappé à ce conflit, et elles ont bénéficié du commerce international de la Hanse ; Bruges est le premier port d’Europe, c’est là que se décident les prix internationaux chez un certain Monsieur Ter Beurse (Monsieur La Bourse).[18]

Par ailleurs les bourgeois flamands sont aussi des propriétaires terriens opulents, et ils dirigent les villes, possèdent des armées municipales, tandis que les ligues de métiers sont de véritables puissances économiques et politiques.

Bref, les Flamands sont bouffis d’orgueil et financent un art qui les flatte.

La dévotion moderne

La « dévotion moderne » respecte tous les dogmes du catholicisme mais à la place des manifestations empathiques, les croyants observent un rapport intime à Dieu, et se soucient de leur pureté par introspection.

À la vérité, ces deux sources – l’esprit capitaliste et la dévotion moderne – n’en font qu’une, car il semble bien que la « dévotion moderne » soit très bien adaptée à une société financière où chacun ne doit son statut et son rang, qu’à lui-même. L’individualisme économique s’est glissé dans la foi intimiste comme la main dans le gant, et l’orgueil social s’est alimenté des images de proximité avec les dieux, dont l’intimité était autorisée par la dévotion nouvelle.

Cependant, ces remarques sociologiques n’expliquent pas tout.

***

La distance ontologique

Les catholiques, même les grands seigneurs, ne se prenaient pas pour des dieux et ils conservaient vis-à-vis des choses religieuses un respect et une terreur quasi superstitieuse[19], ils vivent dans la crainte de Dieu et de l’enfer, et on ne s’amuse pas de ces choses là.

La distance ontologique entre les hommes et le Ciel était respectée par l’art gothique qui plaçait les dieux hors du monde. Mais avec les Flamands, la cohabitation du profane et du divin est une confusion ontologique inquiétante et qui porte un nom, c’est la profanation, c’est l’antichambre du blasphème.

Si c’était  le cas, cette peinture n’aurait jamais existé, en tout cas pas longtemps.

Imaginez en effet que La Vierge au chancelier Rolin puisse être décrit en ces termes : « Ce matin, le chancelier a rendu visite à la Vierge Marie ; celle-ci l’a reçu, avec son enfant sur les genoux, dans un salon qui donne sur un coquet jardin de fleurs d’où l’on peut voir la ville et le port, etc. » Ce n’est pas de cette façon désinvolte que le tableau a été vu, mais selon d’autres schémas de visibilité qu’il nous faut établir.

Jan van Eyck, Vierge - Rolin

Séparation des hommes et des dieux

Il n’est pas concevable que les hommes et les dieux soient mêlés ; il a donc fallu trouver des moyens de les séparer. Voyons quelques moyens.

1. Le premier consiste à séparer les dieux des hommes par le cadre en bois ; ainsi chacun est à sa « place », le donateur à gauche avec ses garçons et son épouse à droite avec ses filles[20].

Gérard David, Baptême du Christ, triptyque.

 

2. Le second moyen et le plus fréquent est celui où l’espace continu est coupé selon des places séparées.

La pièce où Rolin rencontre la Vierge est marquée par des colonnes qui séparent les places ; Rolin est dans l’ombre de gauche, la Vierge dans celle de droite ; la table de prière de Rolin est limitée par la première colonne et par la ligne centrale du carrelage ; l’enfant Jésus est derrière le deuxième colonne et la robe de la Vierge ne dépasse pas la ligne centrale du carrelage. On trouve ces formes de séparation un peu partout : un muret, une porte, le bord d’un tapis, une rivière, etc., servent de séparation tout en conservant une parfaite unité visuelle.

Jan van Eyck, Vierge – Rolin + schéma

3. Le troisième moyen joue sur le temps. Voici un tableau de Gérard David, Le baptême du Christ.

Le paysage du centre se continue à l’identique dans les panneaux latéraux, comme pour suggérer que les donateurs étaient réellement présents lors de l’événement ; mais on voit que les personnages du centre sont vêtus à la mode perse, avec turbans et longue robe,

alors que ceux du panneau de gauche sont habillés à la flamande :

on comprend que les hommes et les dieux sont dans le même espace mais dans un temps différent, séparés par des siècles.

Gérard David, Baptême Triptyque + détail centre + détail volet gauche.

Le profane et du divin sont séparés, le chrétien qui sommeille en chaque bourgeois peut dormir tranquille.

Cependant, une séparation trop rigoureuse retournerait sournoisement à la mentalité gothique et ne pourrait satisfaire ni l’orgueil bourgeois ni l’intimité de la dévotion nouvelle. Il faut donc l’adoucir, instaurer l’effacement de la coupure au sein de la coupure elle-même.

 

Réunion des hommes et des dieux : la cicatrice

Il s’agit donc de réunir ce qu’on a séparé. Voyons trois exemples.

1. Le Saint Christophe de Hans Memling rétablit la continuité par un jeu de ots. Le bourgmestre Moreel est séparé par le bois du cadre, mais il est présent dans le panneau central par le truchement de saint Maurus : Maurus, c’est Moreel, et, plus fort encore, madame Moreel, son épouse est représentée par saint Gilles et la biche, car le nom de jeune fille de cette dame est Van Hertsvelde, ce qui signifie « le pré aux cerfs »[21]. Le calembour adoucit la rigueur de la coupure.

  Hans Memling, saint Christophe Triptyque

2. On a vu, je le rappelle, avec Gérard David, dans Le baptême du Christ, comment le décor champêtre unifie ce que le cadre et le temps avaient séparé.

3. Voyons un dernier exemple étourdissant.

Hans Memling, Diptyque Maartens Nieuwenhoue.

Le tableau de gauche représente la Vierge et l’Enfant, celui de droite le donateur. Le cadre les sépare, mais l’espace les unit, ils sont dans la même pièce qui court d’un panneau à l’autre, et un pan du manteau rouge de la Vierge mord sur le cadre de droite. Derrière la Vierge se trouve un miroir

qui reflète l’ensemble de la pièce, les deux personnages sont vus de dos, ils sont ensemble, certes, mais dans ce reflet ils sont à nouveau séparés par le bâtit de la fenêtre. Unis par la pièce, séparés par le cadre, unis dans le miroir, séparé par le reflet de la fenêtre… Hans Memling est un orfèvre dans ces jeux d’échanges.

Le profane se déploie sous des contraintes métaphysiques, voire théologiques. Entre la finance et la piété, il y a concurrence dans la soumission,  leur coprésence est marquée, à la fois, par une coupure théologique (pas de mélange) et par une continuité sociale (les Grands sont près de Dieu). Montrer une coupure sous la forme de la continuité, cela s’appelle une cicatrice. Jésus avait dit : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent »[22], aussi le capitalisme menaçait d’inscrire dans les valeurs chrétiennes une plaie insupportable. On peut dire que les "Primitifs Flamands" ont inscrit la cicatrice du capitalisme sur la peau soyeuse du catholicisme.

Cicatrice du divin dans l’espace : le regard de Dieu

On a vu cette cicatrice dans le rapport immédiat des hommes et des divinités, voyons quelques autres formes de cette cicatrice idéologique.

1. Concernant le décor, un thème a retenu l’attention, celui des animaux qui figurent en arrière plan (des cygnes, des chevaux) ou en tout premier plan (souvent des chiens). On a montré que ces animaux sont des symboles divins, tout droit venus du bestiaire médiéval. Dieu parle par la nature : le chien ou le cheval représentent l’amour conjugal et fidèle, le perroquet est l’animal qui dit « avé », le lys est symbole de la virginité de Marie, etc. Ces remarques qui relient l’art du XV° siècle aux traditions antérieures sont fondées et éclairantes[23].

Mais il est un point qui n’a pas été retenu, il s’agit de l’abandon radical des animaux fantastiques. La licorne, le basilic, le griffon, les sirènes, tout cela a disparu[24]. Le XV° siècle a  amputé la création divine, il l’a privée de tout le possible et n’a conservé que le réel. En supprimant le possible, le réel s’est trouvé rempli de tout le mystique, privé de son arrière monde. J’ai parlé de l’esprit d’inventaire mercantile, cet inventaire est en même temps le bilan comptable exhaustif de la générosité du Ciel.

L’élimination du possible est une blessure religieuse car elle limite la puissance de Dieu, mais elle est apaisée par la présence continue des symboles au cœur même du réel :

Ainsi, le chien qu’on voit aux pieds des Époux Arnolfini   est tout aussi bien le toutou à sa mémère que la bénédiction divine de l’amour conjugal[25].

Jan van Eyck, Les époux Arnolfini.

2. Le décor du fond peut être religieux ou profane. Je ne parlerai que du second. Il représente souvent des villes.

 

Sur ces tableaux les personnages sont minuscules mais représentés avec détails et minutie ; les fenêtres des maisons sont aveugles et personne ne s’y montre, sur le pas des portes on voit des personnes  tournées vers la rue mais jamais vers l’intérieur ; bref ces maisons n’ont pas d’intérieur. L’horizon est borné par des montagnes, Il n’y a pas d’horizon maritime illimité[26].

3. Un dernier point sur le décor. Les "Primitifs Flamands" n’observent pas la perspective italienne à point de fuite unique. Il y a plusieurs points de fuite et plusieurs niveaux de vues, comme si le peintre gravissait ou descendait  une échelle pour décrire tel ou tel détail ; cela donne un espace « courbe » qui donne l’impression que le fond se relève. On a pu croire à une maladresse ou un archaïsme, mais il n’en est rien car la perspective italienne était connue en Flandres comme le prouvent certains tableaux de Pétrus Christus,

un élève de Jan van Eyck, qui l’utilise à plusieurs reprises et la néglige le plus souvent.

Pétrus Christus, Dormition de la Vierge + schéma.

Toutes ces remarques apparemment désordonnées ont un sens, qui tient en un mot : le regard de Dieu. Le dieu gothique était regardé mais ne regardait pas, il était ailleurs, le voici à présent parmi les hommes.

Ce regard de Dieu, c’est l’omniprésence. Dieu est partout à la fois ; introduire la perspective italienne reviendrait à imaginer que Dieu se trouve immobile derrière son chevalet en fermant un œil pour regarder le monde, ce serait une absurdité métaphysique ; Dieu est à droite, à gauche, en haut et en bas, et les lignes de fuites  se croisent dans le même tableau. Mais ce Dieu n’est pas celui de la création du monde, du ciel et des étoiles, c’est le Dieu de la dévotion moderne dont le regard scrute chaque individu, celui qui compte les cheveux sur notre tête[27], devant qui chacun apparaît sans qualité artificielle, sans honneur ni vanité[28] ; c’est pourquoi les personnages sont représentés avec leur famille mais jamais en majesté professionnelle entourés de leur guilde corporative comme ils le seront quelques décennies plus tard.

Anton Claeissens, Banquet des fonctionnaire de Bruges

Rembrandt, Guilde des drapiers d’Amsterdam

Dieu voit l'homme et non le riche marchand ou le financier opulent ; cela explique que les gens sont oisifs, hommes sans qualité, simple existants, mais  montrés dans tous leurs détails, parfois de façon cruellement précise, ne ratant ni une verrue ni une ride. Le regard de Dieu explique que l’horizon ne soit pas infini, il est loin, toujours plus loin, mais non infini : il est aussi loin que les hommes peuvent aller, accompagnés par le regard divin. C’est un monde lumineux éclairé par la présence du Seigneur et c’est pourquoi il n’y a personne à l’intérieur des maisons car il n’y a pas d’intérieur, pas de refuge.

Ce décor profane est construit de telle sorte que la vie des hommes est inscrite dans une structure accordée à la présence divine. Nouvelle cicatrice, l’essor des villes qui doit tout au capitalisme commercial, se montre plein d’humilité, l’orgueil capitaliste s’expose en se faisant discret, à la façon des politiciens qui ne ratent pas une occasion d’exhiber leur modestie avec ostentation. Le décor est totalement profane et il est totalement soumis à la métaphysique de l’espace théologique, réalisant ainsi la cicatrice de la profanation d’un Ciel qui serait tombé sur la terre, car on voit bien que ce ciel est tombé sur la terre des hommes pour la coloniser.

Catholicisme et capitalisme (Max Weber)

Disons un mot sur cette rencontre entre la finance et la piété. Max Weber[29] a démontré que l’esprit du capitalisme est incompatible avec les valeurs catholiques et qu’il a fallu la révolution théologique de Luther pour donner à cet esprit son assise et son essor. Il a raison en termes logiques, mais il faut rappeler que le capitalisme, et son esprit, commencent à s’enraciner dès le XIII° siècle avec les marchands de la Hanse[30], et qu’au XV° siècle, en Europe du Nord, l’esprit capitaliste est l’esprit dominant de la société, c’est la promotion de l’individu, de son initiative, de ses audaces. Ces gens devaient bien s’accommoder de cette double mentalité, celle de l’Église et celle des affaires. Les hommes s’arrangent avec leurs contradictions.

Ils s’arrangent parce qu’ils ne prennent pas une conscience claire de leur situation. On pourrait presque parler –  métaphoriquement – d’un inconscient collectif.

Aussi, lorsqu’une société propose une représentation qui réconcilie ces tensions sournoises, cela engendre une détente, une sorte de « plaisir social ». Le plaisir social est un ciment de la culture, il accroche des formes culturelles à une époque, parce que cette représentation colmate des tensions qui deviennent conscientes dans le moment même où elles disparaissent, comme ces gens qui comprennent après-coup qu’ils ont échappé à la mort et que cette nouvelle réjouit. Les "Primitifs Flamands" ont exhibé la déchirure capitaliste inconsciente sous la forme d’une cicatrice religieuse évidente. Cette peinture a plu, elle a « fait plaisir », on en a redemandé pendant un siècle, jusqu’au moment où la révolution luthérienne l’a rendue inutile.

 Ainsi, un siècle avant Luther,  un siècle avant l’invention d’un nouveau christianisme adapté à l’esprit capitaliste, cet esprit avait trouvé dans les images des "Primitifs Flamands" un équilibre agréable, si agréable qu’il se propagea dans toute l’Europe où il fut diversement imité.

La question de l’histoire de l’art

En disant que l’art flamand intervient dans la sphère de l’idéologie, dans l’esprit du peuple, je veux dire surtout que l’art ne peut avoir une histoire qu’en participant à l’histoire, qu’en produisant des effets hors de l’art lui-même. Il est certain que si l’art a une histoire il doit avoir sa propre histoire, une histoire à l’intérieur de l’art, qui passe d’un style à un autre, d’un centre thématique à un autre. Mais il faut que ces modifications internes soient aussi commandées par des causes externes à l’art, il faut que l’histoire en général soit dans l’art, et il faut encore que l’art, en retour, agisse sur ces causes, il faut que l’art soit dans l’histoire. L’art flamand est commandé par une crise latente entre des mentalités capitaliste et catholique, et en retour il agit sur cet ensemble conflictuel pour apaiser cette crise.

***

Conclusion : les sources théoriques de la « cicatrice »

Un mot pour finir. Ce que je dis s’inspire librement de trois sources.

D’abord Hegel qui écrit que « la sérénité reste le principal caractère de l’art »[31], mais cette sérénité est déchirée par son contraire : « C’est ainsi que le sourire à travers les larmes témoigne d’une calme assurance »[32] ; ces larmes, ce trouble dans la sérénité, Hegel l’appelle la « collision [qui] trouble cette harmonie » et affirme que « la mission de l’art peut seulement consister […] à représenter la séparation et la lutte des contraires comme aboutissant à une solution qui rétablisse l’harmonie »[33]. Ce que j’ai appelé blessure, déchirure, cicatrice, peut être traduit en termes hégéliens, jusqu’à un certain point.

Une autre source de mes remarques, celles sur le « plaisir social », peut être indexée au travail de Freud sur le mot d’esprit. Freud montre comment le plaisir vient de la résolution d’une tension psychique ; le mot d’esprit remplace une grossièreté, ou une inconvenance, et ce qui est tu est en même temps énoncé ; Freud dit : « la chose n’en est pas moins dite »[34]. Ses pages sur l’humour juif qui évoquent les conflits entre Juifs riches et Juifs pauvres à propos de l’obligation de charité, montrent comment la plaisanterie exclame et dissimule des idées blasphématoires[35], ce conflit entre l’argent et la morale juive ressemble à ce qui s’est passé au XV° siècle entre la finance et la morale catholique. C’est pourquoi j’ai employé la métaphore d’un « inconscient collectif ». L’idéologie n’a pas les caractères de l’inconscient[36] mais il s’y produit des effets dont les analogies m’ont parues évidentes.

Enfin, on peut rapprocher la cicatrice culturelle des analyses de Lévi-Strauss qui remarque sur le visage des femmes de la tribu Caduveo un tatouage aux lignes contrastées qui expriment et apaisent certains conflits internes à cette tribu. Et il conclut : « Ils n’ont pas eu la chance de résoudre leurs contradictions […]. Et puisqu’ils ne pouvaient pas en prendre conscience [du remède] et le vivre, ils se sont mis à le rêver […] dans leur art. […] Il faudra interpréter l’art graphique des femmes caduveo […] comme le phantasme d’une société […] qui cherche le moyen d’exprimer symboliquement les institutions qu’elle pourrait avoir si ses intérêts et ses superstitions ne l’en empêchaient. »[37]

Il y a, bien sûr, des différences entre ce que j’ai dit et les sources que j’ai identifiées.

Mais, cela est une autre histoire.



[1] Musée du Louvre.

[2] Musée municipal de Dijon. 

[3] Galerie nationale de Londres.

[4] L’original serait à Boston et les copies sont un peu partout (à Bruges, à Saint Petersburg, à Munich, etc.).

[5] Hôpital Saint-Jean de Bruges.

[6] Galerie d’Art, Berlin

[7] Musée municipal de Gand.

[8] 1350,Jacopino di Francisco, Palais des Papes.

[9] Francfort sur le Main.

[10] 1360, di Simoni, Gand.

[11] Vers 1400, Simone di Crosifissi, Palais des Papes. 

[12] 1400, Louvre.

[13] 1430, Louvre.

[14] 1440, Berlin.

[15] Dans la période finale du gothique cette fermeture rigoureuse de l’espace divin s’assouplie quelquefois par la représentation de rochers qui s’élèvent à la verticale ou de murs clos et aveugles d’une chapelle, décors qui enferment le divin dans un cadre plus familier, mais qui enferment néanmoins (c’est notamment le cas des Italiens du « trecento »).

[16] « C’est le Ciel descendu sur terre » écrit l’historien de l’art Paul Fierens (La peinture flamande, tome 1, Les éditions d’Art et d’Histoire, Paris 1958, p. 19).

[17] C’est pourquoi même les révoltes, les « jacqueries » se font selon des valeurs religieuses, comme le montrent les « hérésies », la révolte hussiste en Tchéquie (Jan de Huss), la guerre des paysans (Thomas Münzer) en Allemagne.

[18] Les banquiers italiens – les Médicis, les Portinari, les Sforza… - installent leurs « maisons » sur la place « ter Beurse » à Bruges, ces maisons s’y trouvent encore aujourd’hui.

[19] Le Duc de Bourgogne après la prise victorieuse de Dinan, fit pendre deux archers coupables de viol, et il se précipita dans la cathédrale en flammes pour en sortir la châsse de sainte Perpétue. Au risque d’affronter une mutinerie ou de périr brûlé, ce Prince songeait d’abord à sauver son âme.

[20] Quelquefois les donateurs sont à l’extérieur, visibles quand les panneaux sont fermés en dehors des heures des offices.

[21] Explication donnée par Dirk de Vos, Les musées communaux de Bruges, 1982, p. 161.

[22] Évangile de Matthieu, 6 / 24.

[23] L’ouvrage d’Erwin Panofsky, Les Primitifs Flamands [1971], éd. Hazan, 1992, est incontournable.

[24] Seul rescapé, le dragon, car il est attaché aux légendes de saint Georges et de l’Archange Michel.

[25] Notons que cette cicatrice resta douloureuse, le succès étourdissant du retour des « monstres » de Jérôme Bosch en témoigne.

[26] J’en ai relevé trois sur près de 150 tableaux examinés.

[27] « Et vous donc ! vos cheveux même sont tous comptés » (Matthieu, 10/30).

[28] « Rien ne se trouve voilé qui ne doit être dévoilé, rien de caché qui ne doive être connu… » (Ibid., 10/26)

[29] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, éd. Plon, 1967 (trad. J. Chavy).

[30] Cf. André Vandewalle, Les marchands de la Hanse et la banque Médicis, éd. Stichting-Kunstboek. Il apparaît que l’expression « Hanse teutonique » est attestée en 1282  en Angleterre, et que dès 1250, le Duc des Flandres interdit aux Hanséates de fonder une ville près de Bruges ; ils s’installeront à Bruges de façon dispersée.

[31] Hegel, Esthétique I, éd. Flammarion, p. 214.

[32] Ibid, p. 215.

[33] Ibid, p. 268.

[34] Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, éd. Idées-Flammarion, p. 182.

[35] Ibid., p. 182-190.

[36] Notamment, je ne vois pas ce que pourrait être une inhibition collective, or la « levée de l’inhibition » est chez Freud le mécanisme essentiel du plaisir (cf. entre autres, p. 224-226). Pour le dire en un mot, l’idéologie n’a pas d’enfance, c’est là que se trouve le fond de leur impossible identification. Ce qui n’abolit pas la nécessité des recherches sur les points de rencontres entre les deux (cf. les travaux de Judith Butler et Slavoj Zizek).

[37] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, éd. Plon, p. 224.